Quand la recherche ouvre la voie à des routes plus silencieuses

Publié par Claudia Stiebritz, le 23 juillet 2025   20

Été 2035, vous profitez de la fraîcheur de la soirée pour vous installer sur la terrasse de votre habitation située non loin du périphérique. Le trafic routier est fluide mais reste encore important à cette heure de la journée. Malgré le fait que la circulation soit composée à 80% de véhicules électriques, vous êtes gênés par un bruit qui persiste : le bruit continu des pneumatiques roulant sur la chaussée. Ce bruit, souvent considéré comme un simple bruit de fond, est en réalité un des principaux contributeurs à la pollution sonore urbaine. Mais imaginez si nous pouvions réduire significativement ce bruit pour rendre nos routes plus silencieuses, par exemple de 10 décibels, ce qui reviendrait à diviser le débit du trafic routier par 10. C'est dans ce contexte que s'inscrivent les travaux de thèse de Claudia Stiebritz au sein de l'Unité Mixte de Recherche en Acoustique Environnementale (UMRAE), intitulée "Méthode multipolaire rapide appliquée au contact pneumatique/chaussée" [1].

La pollution sonore figure parmi les problèmes de santé publique les plus importants. Selon l'OMS, il s'agit de la deuxième cause environnementale de problèmes de santé après la pollution de l'air [2]. En 2019, l'Agence européenne pour l'environnement a estimé qu'un Européen sur cinq était exposé à des niveaux de bruit nocifs pour la santé, se manifestant par du stress, de la gêne, des troubles du sommeil, une perte auditive et, dans les cas les plus graves, à une hypertension artérielle et des maladies cardiaques [3]. Les limites actuelles des niveaux de bruit équivalents données par l'Union européenne sont de 55 dBA pour la période de jour et de 50 dBA pour la période de nuit. Mais l'OMS recommande que le niveau de bruit nocturne ne devrait pas dépasser 40 dBA pour éviter les effets sur la santé. Un rapport de l’ADEME publié en 2021 a montré que le coût du bruit des transports s’élève à environ 98 milliards d'euros par an en France, dont 82\% est induit par le bruit du trafic routier. Aujourd'hui les moteurs des véhicules thermiques sont de moins en moins bruyants et l'arrivée croissante des véhicules électriques (notamment en milieu urbain) fait que le bruit de contact pneumatique/chaussée prédomine à partir de 20 km/h [4].

Mais d'où vient exactement ce bruit de roulement du pneumatique sur la chaussée ?

Le bruit de contact pneumatique/chaussée un phénomène complexe et multi-physique pouvant se décomposer en quatre mécanismes principaux : l'interaction de contact pneumatique/chaussée, la vibration du pneumatique, le pompage d'air et le rayonnement acoustique (Fig. 1). L’interaction pneumatique/chaussée va générer deux types de sources, l'une d’origine vibratoire (mise en vibration du pneu) et l'autre d'origine aérodynamique (pompage d’air), qui vont ensuite se propager dans l’environnement [5]. Il est donc crucial de comprendre et de modéliser de façon réaliste le contact pneumatique/chaussée pour développer des modèles de prévision du bruit de roulement.

Figure 1 : Modélisation physique du bruit de roulement des pneus, illustrant les composants clés : modèle de contact, modèle de vibration du pneumatique, modèle de pompage d'air et modèle de rayonnement acoustique [5].

Considérez l'empreinte de contact entre un pneumatique lisse et une chaussée réelle (Fig. 2), qui pourrait sembler simple, mais qui en réalité cache une interaction complexe entre la texture de la chaussée et la surface du pneumatique.  Au cours du temps, les points de contact entre le pneumatique et la chaussée vont varier et générer des impulsions qui vont déformer et faire vibrer le pneumatique à différentes échelles, produisant le bruit d'origine vibratoire. L'air piégé dans les cavités d'air à l'interface pneumatique/chaussée va également subir des compressions et des détentes rapides lors du roulement, à l'origine du bruit aérodynamique [5].

Figure 2 : Exemples de distribution de la pression de contact entre un pneumatique et une surface de chaussée réelle, mettant en évidence une aire de contact discontinue. Les différentes nuances représentent divers niveaux de pression. On distingue bien la différence d'empreinte de contact, et notamment l'effet de la texture de chaussée, entre la surface de droite (enduit superficiel 8/10, très bruyant) et la surface de gauche (béton bitumineux semi-grenu 0/10, bruyant) [1].

Traditionnellement, les scientifiques ont développé des méthodes mathématiques complexes pour comprendre comment les pneumatiques interagissent avec la surface de la route. Une approche possible est de modéliser le pneumatique par un corps semi-infini élastique. Dans ce cas, le déplacement normal en un point M en surface du pneumatique lié à une force ponctuelle appliquée en un point S dans la zone de contact est décrit par une fonction d'interaction qui dépend de l'inverse de la distance entre les points M et S [6]. Une méthode de résolution courante, appelée Méthode d'Inversion de Matrice (MIM), consiste à inverser successivement une matrice d’interaction de contact en intégrant des conditions de contact non-linéaires [7]. Cette méthode est précise mais est très lente et coûteuse en calcul. Le défi est de trouver un moyen plus rapide et plus efficace de calculer la distribution de pression de contact et le déplacement entre le pneumatique et la surface de la chaussée. Pour relever ce défi, les recherches menées au cours de la thèse de Claudia Stiebritz se concentrent sur le développement et l'évaluation d'une nouvelle méthode appelée la Méthode Multipolaire Rapide (en anglais, Fast Multipole Method - FMM).

Le pouvoir de la méthode multipolaire rapide : un regroupement efficace

La FMM repose sur une simplification intelligente de l'interaction de contact. Au lieu de calculer individuellement l'effet d'une force de contact sur le déplacement en surface du pneumatique (Fig. 3a) (ce que fait la MIM), la FMM regroupe ces interactions lorsque les deux points sont suffisamment éloignés par une séparation de variables dans la fonction d'interaction, appelé expansion multipolaire (Fig. 3b).

Figure 3 : Comparaison des (a) méthodes de référence et (b) approche de la méthode multipolaire rapide (FMM). La FMM simplifient l'interactions de contact en regroupant plusieurs forces de contact suffisamment éloignées du point cible, la rendant plus efficace pour les simulations à grande échelle.

Ainsi, la FMM peut calculer une interaction globale d'une groupe de forces de contact sur un point en surface du pneumatique, ce qui est beaucoup plus rapide. C'est comme lorsqu'on organise une grande bibliothèque par sections plutôt que d'essayer de trouver chaque livre individuellement. En décomposant les interactions complexes de façon structurée et à plusieurs niveaux, la FMM accélère non seulement le processus, mais réduit également la charge de calcul, la rendant plus efficace pour les simulations à grande échelle. Cette efficacité est particulièrement cruciale lorsqu'il s'agit de surfaces routières réelles, où le nombre de points de contact peut être très important. Pour permettre le regroupement multipolaire, une structure hiérarchique appelée quadtree est utilisée (Fig. 4). 


Figure 4 : FMM indiquée au niveau 3, résultant en 64 cellules feuilles (noir : cellule racine, jaune : niveau 1, orange : niveau 2 et rouge : niveau 3 ou niveau feuille).

En partant d'une cellule racine, l'algorithme divise récursivement le domaine en cellules plus petites jusqu'à atteindre le dernier niveau (niveau 3 dans le cas illustré, montré en rouge). Ces 64 cellules finales permettent à la FMM de regrouper et de calculer les interactions efficacement pour chaque sous-région (Fig. 3b).

Nous avons d'abord validé la FMM sur des surfaces géométriquement simples composées de demi-sphères distribuées périodiquement ou aléatoirement. Après avoir confirmé sa précision, nous l'avons appliquée à des surfaces routières réelles. Les résultats montrent que la FMM est non seulement précise, mais significativement plus rapide que la MIM sur de grands domaines, ce qui est le cas lorsque le contact pneumatique/chaussée doit intégrer les petites échelles de texture, en-dessous du millimètre.

En comprenant plus efficacement comment un pneumatique interagit avec la route, il sera possible à l'avenir de concevoir et d'optimiser des surfaces routières plus silencieuses. Afin de réduire le bruit du trafic routier et d'améliorer la qualité de vie dans les zones urbaines. La méthode FMM développée permet des calculs de contact pneumatique/chaussée beaucoup plus rapides et à des échelles plus fines. Au-delà de l'étude du bruit de roulement, elle pourrait aussi s'appliquer à l'étude de la résistance au roulement et à l'adhérence des véhicules pour lesquelles le contact joue également un rôle déterminant.

Références
[1] C. Stiebritz. Fast Multipole Method for tyre/road contact. PhD thesis, École Centrale Nantes, 2025.
[2] World Health Organization. Environmental noise guidelines for the European Region. Technical report, World Health Organization - Regional Office for Europe, 2018.
[3] D.J.M. Houthuijs, A.J. van Beek, W.J.R. Swart, and E.E.M.M. van Kempen. Health implication of road, railway and aircraft noise in the european union. 2014.
[4] M.-A. Pallas, M. Bérengier, R. Chatagnon, M. Czuka, M. Conter, and M. Muirhead. Towards a model for electric vehicle noise emission in the European prediction method CNOSSOS-EU. Applied Acoustics, 113, pages 89–101, 2016.
[5] F. Anfosso-Lédée and J. Cesbron. Bruit de roulement automobile: influence du revêtement de chaussée. Techniques de l’Ingénieur, 2013.
[6] J. Boussinesq. Application des potentiels `a l’étude de l’équilibre et du mouvement des solides élastiques. Gauthier-Villars, 1885.
[7] K.L. Johnson. Contact mechanics. Cambridge University Press, 1985.