A la croisée de l'histoire et de la fiscalité : l'octroi de mer, impôt pluriséculaire

Publié par Margo Villeroy, le 11 décembre 2023   440

« Vieil impôt, bon impôt », voilà un adage bien connu dans le domaine fiscal qui ne manque pas de souligner la force du lien unissant histoire et fiscalité. Ainsi, beaucoup des impôts perçus aujourd’hui en France datent de la première moitié du XXe siècle et, s’ils sont naturellement sujets à critiques, pour la plupart, ils font montre d’une certaine efficacité.

Il est cependant un impôt français plus vieux encore, dont l’existence se compte en siècles : l’octroi de mer. Il est très méconnu, et pour cause ! Il ne se perçoit que dans cinq des dix-huit régions françaises, au sein des territoires régis par l’article 73 de la Constitution : les départements et régions d’Outre-mer (la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, Mayotte et la Réunion). Naturellement, l’existence de cet octroi de mer soulève nombre de questions : pourquoi cet impôt datant du XVIIe siècle est-il encore perçu ? Comment a-t-il pu traverser ainsi l’Histoire et perdurer malgré, entre autres événements, la Révolution française, les révolutions industrielles, la mise en place de l’Union européenne ou l’abolition des espaces coloniaux ? Quel avenir peut donc espérer une imposition héritière du passé ?

Cependant, avant de tenter de répondre à de tels questionnements, il semble important de définir ce qu’est l’octroi de mer. Pour ce faire, quoi de mieux que d’entreprendre un bref survol de son histoire…

Le colbertisme comme contexte à la naissance de l'octroi de mer

Nous sommes en plein cœur du XVIIe siècle. Louis XIV (1638-1715) règne en maitre sur la France et ses colonies (celles-ci, majoritairement américaines, forment alors le premier espace colonial français), et s’entoure de conseillers dont les noms célèbres nous sont parvenus. Parmi eux, le principal ministre d’Etat et Contrôleur général des Finances, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), marque l’histoire de la marine, du commerce et de l’économie.

En effet, alors que le poids des conflits pèse lourd dans la balance financière de l’Etat et que les nombreuses guerres menées par le Roi Soleil appauvrissent la France et rendent nécessaire l’acquisition de nouvelles ressources, Colbert promeut la mise en place d’une politique économique qui porte aujourd’hui son nom : le colbertisme. L’idée est simple : s’il n’y a qu’une quantité restreinte d’argent en Europe, l’enrichissement d’un Etat engendre l’appauvrissement de ses voisins. De fait, la puissance de ce dernier est proportionnelle aux richesses qu’il possède. L’on comprend que les colonies prennent dès lors une importance capitale : l’Etat les possède et les exploite dans son seul et unique intérêt.

L’ancêtre de l’octroi de mer : le droit de poids

De la possession de territoires au-delà des mers découlent de nombreuses questions : comment doit-on administrer ces colonies ? Qui doit y représenter le pouvoir royal ? Quelles institutions doivent y être mises en place ?

Sous le règne de Louis XIV, choix est fait de confier le pouvoir à des gouverneurs-généraux, rapidement secondés par des intendants. L’influence des ces administrateurs coloniaux est considérable et, fatalement, leurs décisions impactent tous les domaines.

C’est ainsi que le 30 août 1670, monsieur de Baas, gouverneur-général des Antilles françaises, rend une « ordonnance sur le droit de poids » dans laquelle il officialise l’autorisation de percevoir une taxe de un pour cent sur une liste de marchandises précises, dites « marchandises sujettes au poids ». Ce droit est alors perçu lors de l’importation des produits et, à ce titre, il est aujourd’hui considéré comme l’ancêtre de l’octroi de mer.

L’octroi de mer témoin des spécificités ultramarines

Hier droit de poids, aujourd’hui octroi de mer, au travers les siècles, cette taxe nous est parvenue. D’aucuns auraient pourtant parié sur sa suppression.

En effet, l’on estime que le droit de poids est l’équivalent colonial de l’octroi, un impôt perçu en France métropolitaine du XIIe au XXe siècle. Cet octroi est perçu lors de l’entrée de marchandises dans une ville. Difficile, cependant, de mettre en place une telle institution dans les colonies d’Amérique : les villes sont rares, très éloignées les unes des autres, les moyens humains et financiers sont faibles et les contrôles difficiles. Choix est donc fait de percevoir le droit de poids à l’arrivée des navires dans les ports antillais. Les deux impôts gardent cependant pour points communs le fait de taxer certaines marchandises de consommation et d’enrichir les caisses municipales. Le droit de poids et l’octroi métropolitain sont ainsi perçus pendant des siècles. Finalement, en 1948, leurs chemins se séparent : si l’octroi est supprimé, son équivalent ultramarin, lui, survit.

A ce stade, il convient de noter ce point : supprimer un impôt revient à abandonner une ressource. Dès lors, deux possibilités :

  • L’on peut convenir de restreindre les dépenses couvertes par l’imposition, choix qui serait particulièrement pénible étant entendu l’utilité de telles recettes. Rappelons en effet qu’en France, l’impôt permet aux contribuables de bénéficier des services publics (parmi lesquels se trouvent la protection sociale, l’éducation ou la sécurité, par exemple).
  • L’on peut, à défaut, opter pour la mise en place d’une autre forme de ressource. Cela nécessite, généralement, la création d’un nouvel impôt.

Naturellement, le second choix a la préférence des décisionnaires. Or, si des alternatives à l’octroi sont rapidement trouvées en France hexagonale, pour l’Outre-mer, la question est plus épineuse. En effet, la faible population, l’insularité, l’éloignement et les registres lacunaires sont autant de raisons qui rendent la création de nouveaux impôts complexe. De plus, l’importance de l’octroi de mer dans les budgets communaux va grandissante, atteignant presque 50% des rentrées fiscales communales ces dernières années. Difficile, dès lors, d’offrir à l’octroi de mer le même destin que son pendant hexagonal.

L’on peut estimer que cet exemple démontre de certaines spécificités des territoires d’Outre-mer, et, ce faisant, de la nécessité de les prendre en considération lors de l’application des textes. Ce sont par ailleurs des points que l’Union européenne ne manque pas de prendre en compte, accordant ainsi aux DROM des dérogations particulières.

L’octroi de mer face au marché unique européen

La création de l’Union européenne s’accompagne d’importants changements et l’octroi de mer n’est pas épargné. En effet, cet impôt, perçu depuis plus de trois siècles sur l’importation des marchandises, ne peut que heurter les aspirations communautaires. Rappelons que l’un des principaux objectifs poursuivis par le Traité de Rome signé en 1957 est « l’établissement d’un marché commun ». Ainsi, à l’heure où sont supprimés tous les droits de douane, quel avenir peut donc espérer l’octroi de mer, véritable entrave à la libre circulation des marchandises ? Afin de répondre à cette question, un compromis est trouvé en 1989 : l’imposition peut perdurer à la condition qu’elle soit étendue à l’ « ensemble des produits commercialisés dans les DOM » et non plus restreinte aux seules importations. Les instances européennes tiennent cependant compte des difficultés économiques rencontrées par les producteurs ultramarins : nombre de produits locaux peuvent ainsi connaitre une exonération. Depuis lors, des décisions relatives à l’octroi de mer sont régulièrement rendues par l’Union européenne, signe que la matière mérite que l’on s’y attarde.

Et aujourd’hui, où en est-on ?

L’octroi de mer est aujourd’hui au cœur des débats. En effet, le comité interministériel de l’Outre-mer qui s’est tenu en juillet s’est accordé sur ce point : cet impôt, en partie tenu pour responsable du coût de la vie en Outre-mer, doit être réformé. Ainsi, en accord avec les dernières décisions européennes, l’octroi de mer devrait être revu à l’horizon 2027.

Quels changements peut-on espérer ? Difficile de le dire tant les idées et suggestions sont nombreuses. Une garantie néanmoins : cette refonte ne portera pas atteinte au budget des collectivités locales. Il est également une question qui ne devrait pas manquer d’être soulevée : quelle place veut-on accorder à la notion d’autonomie dans cette réforme qui touchera les départements et régions d’Outre-mer ?

L’octroi de mer, héritier du passé mais synonyme d’avenir ?

Article rédigé par Margo Villeroy, doctorante au Centre de Droit Maritime et Océanique (CDMO). Thèse « De l'exclusif colonial au Marché Unique Antillais, l'originalité de l'importation en outre-mer : l'exemple de la Martinique et de la Guadeloupe » dirigée par Odile Delfour (CDMO) et Frédéric Davansant (ULCO), et financée par la Région Pays de la Loire et Nantes Université.

Pour aller plus loin

  • Blerard Alain-Philippe. Histoire économique de la Guadeloupe et de la Martinique du XVIIe s. à nos jours. Karthala. 1986. 336 p.
  • Chappet Didier. « Vie et mort de l’octroi, un impôt au profit des villes ». BNF Gallica. 2017. Consultable sur gallica.bnf.fr.
  • Geourjon Anne-Marie, Laporte Bertrand. « Impact économique de l’octroi de mer dans les Départements d’Outre-mer français ». Rapport Ferdi. 2020. 52 p.
  • Malgoyre Antoine. L'essentiel de la fiscalité en outre-mer: Guadeloupe, Guyane, La Réunion, Martinique, Mayotte. Dunod. 2022. 224 p.
  • Marques Bruno, Saint-Cyr Philippe. Réflexions libres sur l’octroi de mer. Librinova. 2020. 67 p.