Mortels parfums
Publié par Revue ESPÈCES, le 6 juin 2024 530
Image de couverture : Les "feuilles-pièges" de la sarracénie pourpre, plante carnivore célèbre en Amérique du Nord, ici dans une tourbière du Wisconsin, aux États-Unis (cliché A.Carlson/CC).
Auteure
Christine Dabonneville, professeure agrégée de sciences de la vie et de la Terre
Cet article est issu du numéro 52 d'Espèces - Juin - Août 2024 avec l'aimable autorisation de l'auteure. Je m'abonne !
Les plantes, qui sont le point de départ des chaines alimentaires sont, en principe, capables de produire des molécules organiques à partir d’éléments minéraux. Cependant, certaines d’entre elles, plutôt originales, inversent le processus. Poussant dans des sols très pauvres en éléments minéraux, notamment en azote, elles pallient ce manque en consommant des protéines animales qui sont de grosses molécules organiques azotées : ces plantes sont donc carnivores.
Affirmer qu’une plante est carnivore n’est pas simple et plusieurs définitions de la carnivorité végétale ont été proposées (voir Espèces n° 4, p. 16). La plus couramment retenue stipule qu’une plante carnivore est capable d’attirer, de capturer, de tuer et de digérer des proies (d’elle-même ou grâce au relai d’autres organismes), puis d’assimiler les produits de la digestion pour son propre développement. L’animal attrapé meurt de différentes façons suivant la prédatrice. La mort par noyade en est une, et c’est cette façon de tuer qui est développée par deux familles de plantes carnivores, les Nepenthaceae et les Sarraceniaceae, communément appelées “plantes à pichets” en référence à la forme de leurs feuilles.
Les népenthès de l’Ancien Monde
Les Nepenthaceae comportent un seul genre, Nepenthes, dont toutes les espèces ont des feuilles modifiées en pièges au cours de l’évolution ; elles respectent donc la définition de la carnivorité végétale (voir Espèces n° 3, p. 70). Leur pétiole vert est aplati et joue le rôle de limbe photosynthétique ; il est prolongé par une vrille filiforme qui porte à son extrémité un vase ventru surmonté d’un couvercle fixe jouant plus ou moins le rôle de parapluie. Ce récipient, appelé urne (ou ascidie), recèle un liquide aux propriétés acides, tensioactives et viscoélastiques*, contenant des enzymes digestives. Les insectes qui tombent ne peuvent surnager dans ce liquide et se noient avant d’être digérés par la plante. Ce milieu corrosif est aussi, étonnamment, un phytotelme*, car il abrite jusqu’à une soixantaine d’espèces inquilines*, des symbiotes aquatiques résistants (bactéries, protistes, etc.) qui fournissent à leur hôte des nutriments organiques sous la forme de cadavres et d’excréments.
Les quelque 170 espèces connues du genre Nepenthes vivent dans des forêts intertropicales humides qui poussent sur des sols pauvres. Elles sont présentes de Madagascar à la Nouvelle-Calédonie, avec des points chauds de diversité dans les iles des Philippines et d’Indonésie. Bornéo abrite un népenthès particulier, N. rafflesiana, une liane de grande taille aux formes et aux couleurs diverses suivant les lieux et avec deux types d’ascidies. En effet, la plante juvénile possède uniquement des ascidies terrestres, des urnes ventrues, alors que l’adulte grimpant a également de nombreuses urnes aériennes effilées, en forme d’entonnoir. Ces ascidies émettent des signaux visuels attractifs similaires à ceux des fleurs qui attirent des pollinisateurs, comme des couleurs vives et des marques, visibles uniquement en ultraviolet, qui guident les insectes vers les sources de nectar. Le bord des urnes aériennes sécrète également ce liquide sucré, grâce auquel elles capturent principalement des insectes volants alors que celles au sol attrapent surtout des fourmis, des termites et des araignées. Une équipe de chercheurs montpelliérains a démontré, en 2010, que les urnes aériennes, à la différence des terrestres, émettent des signaux olfactifs sous la forme de composés odorants volatils (COV) d’une grande diversité : des dérivés d’acides gras, des composés aromatiques (des benzénoïdes) et des terpènes communément émis par les fleurs entomophiles (pollinisées par des insectes). Tous ces COV – 54 ont été identifiés – attirent une large variété d’insectes volants, pour la plupart des pollinisateurs en quête de nectar et de pollen (mouches, moustiques, papillons, coléoptères, abeilles, guêpes, etc.) qui, leurrés, finissent leur existence noyés dans les urnes de ces fausses fleurs. L’imitation biochimique des bouquets d’arômes floraux qui caractérise Nepenthes rafflesiana est le résultat d’une adaptation à un sol pauvre en nutriments, mais à un milieu riche en insectes.
Les sarracénies du Nouveau Monde
Les Sarraceniaceae sont une famille de plantes carnivores originaires du continent américain et représentées par les genres Sarracenia, Darlingtonia et Heliamphora. Leurs feuilles (pétiole et limbe) qui émergent directement du sol sont entièrement modifiées en un cornet tubulaire surmonté d’une sorte de capuchon. Les insectes qui se posent à l’entrée de cette urne-cornet dérapent sur son bord aux cires glissantes et tombent à l’intérieur. Ils ne peuvent remonter car la paroi interne de l’ascidie est recouverte de poils orientés vers le bas : ils finissent donc par se noyer dans l’eau de pluie qui remplit le fond du piège.
Les noyés sont lentement digérés par des enzymes d’origine bactérienne ou sécrétées par la paroi qui, véritable intestin végétal, absorbe ensuite les nutriments libérés par la digestion des proies. Comme celles des népenthès, les urnes des Sarracenia (ou sarracénies) abritent divers symbiotes aquatiques. On trouve jusqu’à 165 espèces inquilines dans les ascidies veinées de grenat de la sarracénie pourpre, S. purpurea. Cette plante carnivore remarquable pousse notamment dans des marais et tourbières de la province canadienne de Terre-Neuve-et-Labrador dont elle est l’emblème floral. Elle pallie le manque d’azote et de phosphore de son milieu très acide en capturant principalement des diptères (mouches) et des hyménoptères (fourmis).
Les cadavres de ces insectes alimentent aussi la communauté aquatique composée de bactéries, protozoaires, rotifères, insectes et autres animalcules qui vivent dans l’eau des ascidies. Parmi eux, les larves d’un moucheron, la cécidomyie* (Metriocnemus knabi), participent aussi à enrichir le milieu en nutriments en déchiquetant les carcasses des proies, dont se nourrissent tous les petits organismes aquatiques se développant au cœur des ascidies. Ceux-ci sont eux-mêmes consommés par des larves de moustiques, notamment celles de Wyeomyia smithii qui se développent exclusivement dans les urnes de S. purpurea. Ainsi, ces deux espèces, moucheron et moustique, sont le début et la fin de la chaine alimentaire au cœur de l’ascidie. Toutes ces créatures commensales profitent de l’abondance des proies que capture la sarracénie ; cette dernière, en retour, profite de leur apport d’azote.
La sarracénie pourpre envahit le Jura
La sarracénie pourpre, originaire d’Amérique du Nord, a été introduite par des botanistes de façon délibérée en Europe à la fin du XIXe siècle et elle est désormais présente sur plus de 100 sites de tourbières en Europe, dont 38 en Grande-Bretagne et en Irlande. Sur certains sites, S. purpurea peut être envahissante, atteignant des populations formant des touffes denses de plus de 100 000 plantes. Elles exercent ainsi une pression importante sur la flore indigène, en particulier sur les plantes carnivores des tourbières européennes telles que les rossolis à longues feuilles, Drosera anglica, et à feuilles rondes, D. rotundifolia. C’est ce qui se passe depuis plusieurs années dans les tourbières jurassiennes suisses et françaises, notamment dans celle de Frasne, dans le Doubs, où la plante s’est parfaitement acclimatée et se propage au point qu’elle forme à présent de gros massifs. Depuis quelques années, des arrachages manuels avant la période de floraison de l’indésirable sont effectués, avec des résultats encourageants. Mais l’introduction de la plante américaine ne semble pas passer de mode puisque de nouvelles touffes ont été découvertes récemment dans d’autres tourbières jurassiennes !
Dis-moi ce que tu sens, je te dirai ce que tu manges
Toutes les espèces de Sarracenia (quinze actuellement reconnues) piègent leurs proies de la même façon, mais ces dernières ne sont pas les mêmes selon les espèces. Comment ces proies sont-elles attirées ? Comment chaque espèce cible-t-elle certaines espèces d’insectes plutôt que d’autres ? Jusqu’à présent, ces différences étaient principalement attribuées à la morphologie des ascidies, l’attractivité visuelle ou olfactive n’était pas prise en compte. Certains botanistes pensaient même que ces pièges capturaient des proies de façon purement aléatoire. Des chercheurs montpelliérains – dont certains avaient déjà mis en évidence les signaux olfactifs émis par les urnes de népenthès (voir plus haut) – ont supposé que ce mécanisme était aussi présent chez les sarracénies. Ils ont ainsi comparé les compositions d’odeurs et de proies de différents taxons de Sarracenia cultivés ensemble : Sarracenia purpurea connue pour capturer principalement des fourmis mais aussi des mouches ; S. leucophylla (la sarracénie à feuilles blanches) qui attrape des insectes volants et les hybrides horticoles Sarracenia × mitchelliana et Sarracenia × “Juthatip soper” qui ont une parenté intermédiaire avec les deux espèces précédentes. Ils ont également mesuré les urnes pour évaluer à quel degré leur taille pouvait influer sur le type de proies capturé. Ils ont ainsi découvert que les urnes de la sarracénie pourpre libèrent des dérivés d’acides gras semblables à ceux que certaines fourmis utilisent pour communiquer.
Les urnes de la sarracénie à feuilles blanches, plus grandes, capturent une grande diversité d’insectes volants et notamment des proies plus grosses (guêpes, abeilles, papillons) et émettent des effluves à base de monoterpènes semblables à ceux de certaines fleurs. L’étude a montré également des différences notables dans les compositions d’odeurs émises par les hybrides, différences qui reflètent leur degré de parenté avec S. purpurea et S. leucophylla. Il ressort aussi que la quantité d’insectes piégés dans les urnes est d’autant plus importante que le taux d’émission des parfums est important. En prenant en compte à la fois l’odeur émise par une urne et ses dimensions, on peut désormais prédire avec un succès de 98 % le type de proie capturé.
La sarracénie pourpre envahit le Jura
Sarracénies contre frelon asiatiques ?
Le frelon asiatique, Vespa velutina, est une espèce envahissante qui menace les abeilles domestiques déjà en déclin. Le peu d’efficacité des campagnes d’éradication qui sont, en plus, dommageables pour la biodiversité, incite à s’inspirer des pièges naturels des plantes carnivores pour lutter contre ce nuisible envahisseur. En 2020, des expériences réalisées en laboratoire ont montré que la sarracénie à feuilles blanches, S. leucophylla, qui piège surtout des hyménoptères volants (voir texte), attire et capture aussi des frelons asiatiques. Ses émissions d’odeurs riches en monoterpènes, ses urnes aux aréoles blanches contrastées et sécrétant du nectar à leur ouverture sont des éléments attractifs pour ces derniers ; de plus, la forme longue et étroite ainsi que les microstructures de leur paroi, la rendant glissante, favorisent la chute du frelon vers le fond. Autant de propriétés intéressantes qui pourraient inspirer la mise au point d’un piège biomimétique, écologique et efficace.
Le régime alimentaire des sarracénies et des népenthès dépend donc en partie des parfums que leurs feuilles-pièges émettent. Ces plantes carnivores sont donc “sélectives” : elles sont adaptées à la capture de certains types de proies. L’émission de parfums floraux par les feuilles pour attraper des insectes est le résultat d’une adaptation similaire à celle qui a conduit les fleurs à émettre des parfums attractifs pour certains pollinisateurs. Cependant, se pose ici une nouvelle question : le cumul, chez une même plante, de la carnivorité et de la pollinisation entomophile risque de lui être préjudiciable, car nutrition ou reproduction de la plante peuvent entrer en compétition ! Comment ces plantes évitent-elles de se nourrir des insectes qui les butinent et, donc, permettent leur fécondation ? Chez ces carnivores, heureusement, les fleurs sont éloignées des feuilles-pièges, au bout d’une haute hampe florale. De plus, chez Nepenthes rafflesiana, les fleurs sont produites en hauteur par la liane adulte, dont les urnes aériennes attirent des insectes volants durant la journée, alors que la pollinisation (par des mouches et des phalènes) a généralement lieu la nuit. En revanche les sarracénies sont pollinisées surtout par des abeilles, et l’on vient de voir que Sarracenia leucophylla se nourrit aussi de ces hyménoptères. Une prochaine étude sur ce sujet sera donc la bienvenue pour comprendre comment cette plante évite de piéger les insectes qui visitent ses fleurs…
Lexique
Viscoélastique : propriété de déformabilité d'un matériau qui combine à la fois celle d'un solide élastique (qui reprend sa forme après avoir été étiré) et celle d'un liquide visqueux (qui tend à résister à l'écoulement).
Phytotelme [du grec phyto, plante et telma, mare] : microhabitat aquatique contenu dans une plante terrestre.
Inquiline [du latin inquilinus, locataire] : espèce qui se sert du corps d'une autre espèce plus grosse comme d'un abri.
Cécidomyie : délicat moucheron millimétrique aux longues antennes appartenant à la famille des Cecidomyiidae.
Pour en savoir plus
Di Giusto B. et al., 2010 – “Flower-scent mimicry masks a deadly trap in the carnivorous plant Nepenthes rafflesiana”, Journal of Ecology, 98, p. 845-856 (Doi : 10.1111/j.1365-2745.2010.01665.x).
Dupont C. et al., 2023 – “Volatile organic compounds influence prey composition in Sarracenia carnivorous plants”, PLoS ONE, 18(4), e0277603 (Doi : 10.1371/journal.pone.0277603).
Hale R. E. et al., 2020 – “Effects of arthropod inquilines on growth and reproductive effort among metacommunities of the purple pitcher plant (Sarracenia purpurea var. montana)”, PLoS ONE, 15(5), e0232835 (Doi : 10.1371/journal.pone.0232835).
Université de Montpellier, 2020 – “Piéger le frelon asiatique en s’inspirant de la nature”, Magazine LUM (accessible en ligne : www.umontpellier.fr/articles/pieger-le-frelon-asiatique-en-sinspirant-de-la-nature).