Ces mammifères qui pollinisent les fleurs
Publié par Revue ESPÈCES, le 24 juin 2025 1
Image de couverture : Cet opossum à miel se délecte du nectar de cette inflorescence de Banksia blechnifolia, endémique du sud-ouest australien (Twin Creeks Conservation Reserve, Porongurup ; cliché Bo Janmaat).

Auteur
Christine Dabonneville, professeure agrégée de sciences de la vie et de la Terre
Cet article est issu du numéro 56 d'Espèces - Juin - Août 2025 reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteure. Je m'abonne !
La plupart des fleurs étant hermaphrodites, elles pourraient se reproduire toutes seules en recourant à l’autopollinisation. Mais depuis Sébastien Vaillant qui a démontré le rôle du pollen, puis Charles Darwin qui a observé la pollinisation des orchidées, on sait que la fécondation est le plus souvent croisée et qu’un transfert de pollen d’une fleur à l’autre est donc nécessaire. Ce sont principalement les animaux visitant les fleurs qui véhiculent des grains de pollen. Ainsi, jusqu’à 87 % des espèces d’Angiospermes dépendent d’espèces animales, et principalement d’insectes volants, pour assurer leur pollinisation. Cependant, les vertébrés peuvent aussi jouer le rôle de pollinisateurs, en particulier ceux qui volent : oiseaux ou chauves-souris (chiroptères). Des études récentes ont montré qu’une soixantaine d’espèces de mammifères hors chiroptères peuvent transporter le pollen d’une centaine d’espèces de plantes. Celles-ci sont qualifiées de thérophiles (du grec thêrion, animal sauvage, qui désigne ici les Theria, ou Thériens, une sous-classe de mammifères comprenant les Eutheria, ou mammifères placentaires, et les Metatheria ou marsupiaux), ce qui les différencie des cheiroptérophiles (plantes pollinisées par des chiroptères). Voyons quels sont ces pollinisateurs peu connus et leurs relations avec les plantes à fleurs, en commençant par une des dernières observations faites sur ce sujet.
Le tison de Satan n’a pas peur du loup
Dans les prairies de haute altitude du parc national du massif du Balé, en Éthiopie, pousse Kniphofia foliosa, un asphodèle endémique, herbacé et vivace, avec une rosette de longues feuilles effilées. Au moment de la floraison (de juin à novembre) se développe au centre de cette rosette une grande inflorescence pouvant atteindre 175 cm de haut et qui arbore, de son sommet vers le bas, des tons rouge orangé virant progressivement au jaune. Cette flamboyante hampe florale bicolore lui a valu le nom de “tison de Satan”. Les multiples fleurs tubulaires exposent hors de leur corole les extrémités de leurs étamines et pistil ; riches en nectar, elles attirent de nombreux oiseaux et insectes.

Cependant, ils ne sont pas les seuls à profiter de cette manne sucrée, car des loups d’Éthiopie ont récemment été vus en train de lécher les hampes florales de K. foliosa qui sont à hauteur de leur tête. Ces mammifères carnivores, également appelés chacals rouges ou loups d’Abyssinie (ancien nom de l’Éthiopie), appartiennent à l’espèce Canis simensis, le plus rare canidé au monde. Ils vivent dans les hautes terres éthiopiennes en groupes fragmentés : moins de 500 individus survivent dans six enclaves. Les principales proies de ce grand prédateur sont des rongeurs endémiques d’Éthiopie : les rats-taupes géants, Tachyoryctes macrocephalus. Toutefois, certains loups éthiopiens peuvent lécher jusqu’à trente inflorescences de K. foliosa en moins d’une heure et demie. Ce comportement pourrait être transmis aux jeunes qui accompagnent les adultes dans ces champs d’asphodèles. En léchant les inflorescences, ils couvrent leur museau de pollen qu’ils peuvent ensuite transférer à une autre inflorescence durant leur visite gourmande. Ainsi, le loup d’Éthiopie pourrait polliniser le tison de Satan ! Comme ces observations ont porté sur plusieurs individus de différentes meutes, cela indique que ce comportement est relativement répandu au sein de la population.

Les fleurs de K. foliosa possèdent des caractéristiques considérées comme favorisant la thérophilie (voir plus bas), notamment une structure large et robuste, des stigmate* et étamines dépassant la corole et du nectar et du pollen en abondance. Ces fleurs hermaphrodites sont auto-incompatibles ; elles dépendent donc de vecteurs externes pour réaliser une fécondation croisée. Le rôle probable de pollinisateur joué par Canis simensis est un cas particulier, car ce rôle est normalement tenu par d’autres mammifères très différents.
Les petits marsupiaux pollinisateurs
Des mammifères non volants (MNVs) peuvent aussi transporter du pollen, en particulier quand les chauves-souris gourmandes de nectar sont rares ou absentes. Ces potentiels pollinisateurs à quatre pattes, souvent arboricoles et de petite taille, pourraient être plus importants qu’on ne le pense. Notons que la pollinisation par des MNVs est efficace à condition que les couts pour la plante (dommages aux fleurs, consommation ou gaspillage de pollen) ne l’emportent pas sur les avantages (fécondations croisées). À ce jour, on connait déjà une soixantaine d’espèces de MNVs qui pollinisent un peu moins d’une centaine d’espèces végétales réparties en Australie, en Afrique, en Asie et en Amérique tropicale.

L’Australie est relativement riche en petits marsupiaux arboricoles et nectarivores. Toutes les espèces de plantes indigènes appartenant à la famille des Proteaceae (plus particulièrement les arbres et arbustes du genre Banksia) étudiées à ce jour sont pollinisées par des MNVs qui visitent leurs grandes inflorescences en forme de brosse, regorgeant de nectar. Des expériences d’exclusion sélective (dans lesquelles on a interdit l’accès aux fleurs) ont fourni la preuve que les petits MNVs contribuent de manière non négligeable à la pollinisation des banksias, car, sans leur action, le taux de fructification est nettement réduit. Cela concerne, par exemple, l’antéchinus à pattes jaunes (Antechinus flavipes), semblable à une souris, et le phalanger planant (Petaurus breviceps) capable de planer grâce aux membranes tendues entre ses membres antérieurs et postérieurs.

Au sud-ouest de l’Australie vit l’opossum à miel, Tarsipes rostratus, un minuscule marsupial d’une dizaine de grammes qui se nourrit exclusivement de nectar et de pollen. Ressemblant à une musaraigne, il possède une longue queue semi-préhensile qui lui permet de grimper (de nuit) dans les buissons de Banksia pour atteindre leurs multiples fleurs et se gorger de nectar. Celui-ci, situé au fond d’étroites coroles tubulaires, est collecté grâce au fin museau allongé et à la longue langue de l’opossum. La langue est aussi hérissée de poils qui lui permettent de brosser les étamines et de récolter les grains de pollen riches en protéines. Des études ont montré que l’opossum à miel est même étroitement dépendant de ces protéacées : la densité de ses populations fluctue avec l’intensité de la floraison des Banksia. Mais, comme les phalangers, il peut aussi utiliser d’autres angiospermes des forêts d’eucalyptus pour se nourrir, notamment des myrtacées. Les opossums à miel étant de petite taille, ils perdent rapidement leur énergie quand la nourriture se fait rare. Leur organisme y remédie : l’animal entre dans un état de torpeur durant les périodes de faible floraison, sa température corporelle chutant et son métabolisme se réduisant jusqu’à 90 %.
Des placentaires friands de nectar
En Amérique centrale et dans la partie tropicale de l’Amérique du Sud, la pollinisation des fleurs du fromager pyramidal (Ochroma pyramidale, un arbre de la famille des Malvaceae également nommé balsa) dépend principalement de deux mammifères arboricoles et nocturnes de la famille de Procyonideae : l’olingo à queue touffue, Bassaricyon gabbii, et le kinkajou, Potos flavus. Ces deux espèces sont souvent confondues, mais l’olingo est plus petit que le kinkajou et sa queue n’est pas préhensile. Leur régime alimentaire est similaire, principalement frugivore (surtout sur des figues) et plus rarement nectarivore. La floraison du balsa a lieu au début de la saison sèche, quand peu d’autres arbres fleurissent. Ses grandes fleurs blanches s’ouvrent en fin d’après-midi et restent ouvertes toute la nuit. Chacune peut contenir jusqu’à 25,5 ml de nectar. Le kinkajou savoure facilement ce sirop présent au fond des longues coroles, le collectant grâce à sa langue fine et, surtout, extensible (jusqu’à 17 cm). Les fleurs d’O. pyramidale attirent aussi des chauves-souris, beaucoup plus petites que le kinkajou et l’olingo. Si ces deux MNVs ne peuvent pas transporter le pollen du fromager sur d’aussi grandes distances que les chauves-souris, ils peuvent en revanche en déplacer de plus grandes quantités.

On connait bien d’autres mammifères à la fois nocturnes, arboricoles et ponctuellement nectarivores qui peuvent être impliqués dans la pollinisation, même si cette consommation, insuffisante pour couvrir tous leurs besoins alimentaires, sert souvent juste de complément. On continue même d’en découvrir de nouveaux : cela a été récemment le cas au sein des Viverridae avec la civette palmiste masquée, Paguma larvata, et la genette du Cap, Genetta tigrina. La civette masquée se rencontre au pied de l’Himalaya en Inde, en Asie du Sud-Est et dans la Chine méridionale. Elle a été observée de nuit en train d’ouvrir des fleurs vert pâle, étroites et malodorantes d’une plante grimpante, Mucuna birdwoodiana (Fabaceae), puis de laper leur nectar. Pourtant les chercheurs pensaient jusqu’ici que ces fleurs, d’après leur morphologie, n’étaient pollinisées que par des chauves-souris.

Les primates ne font pas défaut à l’inventaire. Treize espèces de lémuriens nectarivores ont par exemple été recensées à Madagascar. La pollinisation de l’emblématique et endémique arbre du voyageur ou ravenale, Ravenala madagascariensis (Strelitziaceae) est réalisée principalement par deux espèces de lémuriens : le maki noir et blanc, Varecia variegata, et le lémur noir, Eulemur macaco ; des chauves-souris sont aussi impliquées. Ces mammifères arboricoles grimpent facilement jusqu’aux grandes bractées qui protègent les inflorescences du ravenale. À l’aide de leur museau pointu et de leur longue langue, ils atteignent le nectar au fond des fleurs, tout en chargeant involontairement leur pelage du pollen qui pourra se déposer sur le pistil de la fleur suivante.
Des adaptations particulières
Les plantes thérophiles sont dépourvues de poils urticants et leurs fleurs sont généralement robustes et discrètes, de couleurs vert-brun. Elles produisent beaucoup de nectar et leurs organes reproducteurs (styles et étamines) sont déployés en dehors de la corole. Cependant, cet ensemble de caractères adaptatifs présente des différences plus ou moins importantes selon la morphologie et le comportement alimentaire du MNV pollinisateur.

Par exemple, les fleurs pollinisées par les rongeurs sont situées au ras du sol, tandis que celles pollinisées par les marsupiaux ou placentaires arboricoles sont généralement situées dans la canopée. Parmi les plantes du genre Banksia visitées par des MNVs, on trouve des espèces qui ont des caractéristiques florales très différentes : B. nutans est un arbuste bas aux fleurs quelque peu cachées, brun violacé et dégageant une odeur d’ognon, tandis que B. integrifolia est un arbre aux grandes inflorescences jaune vif, exhibées en hauteur au-dessus du feuillage. Les fleurs d’au moins sept espèces de monocotylédones* sud-africaines ou de Namibie visitées par des rongeurs (dont des gerbilles) ou des musaraignes-éléphants (Macroscelididae), sont positionnées près du sol, comme chez Androcymbium pulchrum (Colchicaceae). Robustes, elles sont en forme de bol (en adéquation avec la forme de la tête des visiteurs), de couleur terne, avec des anthères filiformes et une odeur de levure légèrement acidulée, appréciée des rongeurs. Elles produisent aussi de grandes quantités de nectar facilement accessible (la distance stigmate-nectar est de 10 mm seulement), visqueux (donc dédaigné par les insectes ou les oiseaux), sécrété le soir (la période d’activité des visiteurs) et la floraison est hivernale quand les autres ressources alimentaires sont rares. Ainsi, le lys des pagodes, Massonia bifolia, fleurit à la fin de l’automne et au début de l’hiver en un dense épi de fleurs verdâtres entre ses deux feuilles étalées au ras du sol. Son fort parfum de levure attire la musaraigne-éléphant, Elephantulus edwardii au museau allongé en trompe flexible, et le rat de Namaqua, Aethomys namaquensis (Muridae).

Toutes ces particularités florales se retrouvent chez les espèces du genre Protea, des eudicotylédones* également pollinisées par des rongeurs, bien qu’elles ne soient pas apparentées aux monocotylédones évoquées plus haut : il s’agit donc d’une convergence évolutive ! Les protées, qui fleurissent au sol, et émettent des odeurs semblables à celles du fromage, de la levure ou du lait caillé ; ces odeurs peuvent être interprétées par des rongeurs (et d’autres espèces dont la civette palmiste ou le kinkajou) comme émanant de sources de glucides ou de protides en fermentation.
Bien que la thérophilie ait été signalée depuis les années trente, les connaissances actuelles sur ce type de pollinisation sont relativement incomplètes. Les études concernant la dépendance des plantes aux MNVs ne sont pas suffisantes, notamment quand ces derniers ont un comportement nocturne qui rend les observations difficiles. Des études ultérieures révèleront peut-être d’autres espèces pollinisées par les MNVs, ce qui permettrait des comparaisons entre les différentes régions du monde où la pollinisation par les mammifères est apparue indépendamment dans plusieurs lignées de plantes.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Kobayashi S. et al., 2019 – “Civet pollination in Mucuna birdwoodiana (Fabaceae : Papilionoideae)”, Plant Ecology, 220(4), p. 457-466 (Doi : 10.1007/s11258-019-00927-y).
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LEXIQUE
*Stigmate : extrémité collante du pistil qui collecte les grains de pollen.
*Monocotylédones : l’un des deux principaux groupes de plantes à fleurs (Angiospermes).
*Eudicotylédones : l’autre principal groupe de plantes à fleurs.