Numérique - Table ronde Pop culture - Matrix : Science (et) fiction !

Publié par Audrey Lavau-Girard, le 13 décembre 2021   1.4k

En ouverture de son cycle numérique annuel et de la sortie du 4e volet de Matrix (22 décembre), le 16 novembre 2021 Terre des Sciences, Centre de culture scientifique, organisait une table ronde pop culture, en partenariat avec La Parenthèse (Université d'Angers-Crous de Nantes). Paul Richard, Jean-Marie Frey, Simon Bréan et Daniel Tron étaient nos invités à la table ronde.

Retour sur la conférence en 10 questions avec Paul Richard, Jean-Marie Frey et Simon Bréan :

Dans la saga Matrix, la Matrice est un gigantesque programme de simulation du réel. Actuellement, où en est la Recherche autour de la réalité virtuelle ?

Paul Richard :  la recherche en réalité virtuelle avance en parallèle sur plusieurs aspects :

1- les aspects technologiques relatifs à la capture de mouvement de l’utilisateur (main, doigts, yeux) qui impliquent une partie matérielle et une partie logicielle, avec en particulier l’utilisation de techniques d’apprentissage profond (deep learning), et ...

2- ... les aspects relatifs à l’affichage des images immersives  (résolution, champ visuel, etc.). Nous pouvons également citer les efforts réalisés par les constructeurs pour miniaturiser les composants électroniques car il ne faut pas négliger les aspects relatifs à l’ergonomie (encombrement et poids des casques).

On avance également dans les recherches concernant la perception sensorielle et le ressenti émotionnel de l’humain immergé, avec en particulier l’utilisation de capteurs physiologiques (activité électrodermale, rythme cardiaque, signaux électroencéphalographiques).

Quels usages peut-on faire de la réalité virtuelle ?

Paul Richard : la réalité virtuelle se déploie actuellement dans tous les domaines allant bien sur de l’industrie (conception, prototypage, fabrication, maintenance, etc.) à l’enseignement et la formation professionnelle en passant par la médecine (planification d’opération chirurgicale, rééducation motrice et cognitive, trouble de la mémoire, du comportement, etc.) et le domaine militaire (entraînement, simulation de tir), sans oublier le jeu vidéo.

C’est principalement grâce à l’industrie du jeu vidéo que la réalité virtuelle se développe et se  démocratise, en particulier grâce au développement d’interfaces homme-machine (manettes, joysticks, etc..) et bien sûr des cartes graphiques de plus en plus performantes.

Quelle différence entre la réalité virtuelle et la réalité augmentée ?

Paul Richard : en réalité virtuelle l’utilisateur est coupé du monde réel, son environnement est entièrement numérique, même si cet environnement virtuel peut quelquefois intégrer des images ou vidéos.

En réalité augmentée, c’est le contraire, l’environnement de l’utilisateur est le monde réel dans lequel des entités numériques (images, vidéos, objets 3D) ont été placées. Ces entités sont positionnées dans le monde réel à l’aide de marqueurs (sorte de code bar ou des images). Une caméra réelle, placée sur le casque de réalité augmentée filme le monde réel et le logiciel utilisé identifie chaque  marqueur et positionne les entités numériques dessus. Le logiciel est également utilisé pour le recalage (lorsque l’utilisateur se déplace dans le monde réel les entités numériques doivent rester à leur place..).

Si la Matrice est un gigantesque programme de simulation du réel … qu’est-ce-que le réel ? Et qu’est-ce-que le réel dans Matrix, finalement ? 

Jean-Marie Frey : le terme « réel » vient du latin « res » qui signifie : la chose. Le mot latin a donné, en français, « résistance ». Le réel, c’est ce qui résiste. C’est ce qui est, indépendamment de nos représentations et de nos désirs. Or, précisément, dans Matrix les personnages confondent la réalité avec leurs représentations. 

Un philosophe comme Berkeley, soutient qu’être, c’est être perçu ou percevoir. Cela signifie qu’il n’y a rien en dehors de nos perceptions, que le monde, d’une certaine manière, est mon rêve. Les personnages de Matrix sont dans une situation analogue. Ils vivent dans un univers de représentations, et ils se figurent que la réalité extérieure est conforme aux objets qu’ils perçoivent. Ils sont comme des rêveurs croyant que les êtres dont ils rêvent existent devant eux, en dehors de leur esprit.

Selon Berkeley, c’est l’existence de Dieu qui explique la possibilité, pour nous, de faire le même rêve en même temps. Dans Matrix, en dehors des représentations des protagonistes, il y a seulement des machines, et non un Esprit absolu. Il n’y a qu’une réalité matérielle. Le réel qui est extérieur aux perceptions et aux représentations, ce n’est que de la matière. 

En définitive, Matrix apparaît bien comme un film de science-fiction : des machines ont pris le pouvoir. Ces êtres seulement mécaniques et numériques ont accédé à la conscience. Ils dominent les hommes. Ils les utilisent comme des piles, des sources d’énergie. Et ils les emprisonnent dans une illusion : ne pas se rendre compte que le monde dans lequel on mène son existence n’est qu’un simulacre.

Matrix, utopie ou dystopie ?

Jean-Marie Frey : à l’évidence, Matrix est une dystopie, une utopie négative. Le film envisage un univers de domination des pensées. À cet égard, il illustre la nature des systèmes totalitaires. Les tyrannies dominent les corps. Elles abolissent la libre circulation des personnes et des idées. Elles enferment. Elles torturent. Dans un système totalitaire, on retrouve les mêmes atteintes aux libertés fondamentales et à la vie. Mais s’y ajoute une emprise sur les âmes. Les hommes, dans la « matrice », sont comme ces foules endoctrinées composées d’individus dont les pensées sont « clonées » et qui ont ainsi perdu tout esprit de résistance.

Quel est le personnage le plus «  réel  » ?

Jean-Marie Frey : si le réel, c’est ce qui est, indépendamment de nos représentations et de nos désirs, alors dans Matrix ce qui est réel, ce sont les machines, les êtres humains dont le corps est prisonnier des machines, et le monde comme réalité matérielle dans lequel se trouvent les machines et les hommes. D’une certaine manière, le réel est partout ! La « matrice » est réelle. Le système informatique qui « pilote » toutes les perceptions est réel. Les humains eux-mêmes sont réels. Toutefois, ils sont victimes de simulacres qui les portent à croire que ce qu’ils perçoivent est la réalité elle-même. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de personnages plus ou moins réels. En revanche, il y a des personnages plus ou moins prisonniers de l’illusion.

Les références à Alice au pays des merveilles, à l’Oracle de Delphes (qui déclara que Socrate est le plus sage des hommes), au logos platonicien (le discours de la raison permettant de s’élever à la vérité) – Logos est le nom du vaisseau conduisant les protagonistes vers le dénouement de la trilogie, ces références, dis-je, mettent en avant le problème de l’illusion, et elles portent à s’interroger sur le moyen de s’en affranchir. Un questionnement de cet acabit est philosophique ! Bien penser le réel, c’est distinguer la chose et la perception de la chose, la nature et les représentations de la nature, l’homme et les manifestations de l’homme, le simulacre et l’image qui représente mais qui ne simule pas, etc.

Que peut-on dire du personnage de l’agent Smith ?

Simon Bréan : même s’il n’occupe pas un rôle aussi central et valorisé que la triade Neo-Trinity-Morpheus, l’Agent Smith est sans doute le personnage le plus déterminant de la trilogie.

On a l’impression, initialement, qu’il représente simplement le “visage” de la matrice, l’agent le plus zélé qu’on prend plaisir à détester, puis à voir battu par Neo à la fin du premier film. En un sens, il fait apparaître le plus manifestement la nature totalitaire de la matrice, d’abord par la haine et le mépris de l’humanité qu’il exprime à plusieurs occasions - c’est la seule IA souhaitant tout à fait se débarrasser des humains - puis par la faculté qu’il acquiert de se multiplier en parasitant les humains, mais aussi les IA - c’est la version la plus “totale” de ce totalitarisme.

Pour autant, l’ambiguïté de ce personnage apparaît dès le premier film, dans tous les écarts que son animosité envers les humains le poussent à commettre : premier représentant de l’ordre de la matrice, il rompt spontanément avec cet ordre en fonction de ses émotions négatives. Cette ambiguïté se prolonge dans les deux films suivants. Sa faculté à se démultiplier en effaçant les identités de ses victimes est évidemment symbolique d’une hantise que les soeurs Waschowski veulent exorciser : l’uniformisation d’une société faite à l’image d’un seul, en détruisant toute aspiration à la différence. Néanmoins, il faut remarquer que la faculté de duplication de l’agent Smith est extraordinaire, en ce qu’elle constitue un événement tout à fait imprévu, inédit dans l’histoire déjà longue de la matrice. Alors que Neo est un sauveur en trompe-l’oeil, faisant partie d’un mécanisme de régulation de la matrice, Smith est la véritable “anomalie” susceptible de remettre le système en question, raison pour laquelle la trilogie se termine sur un armistice : il représente un danger commun pour les IA et les humains. L’agent Smith est évidemment conçu de manière à nous être antipathique, mais c’est aussi un facteur indispensable de la victoire de l’humanité.

Qu’est-ce-que le mouvement cyberpunk et le transhumanisme ?

Simon Bréan : le cyberpunk est un courant de la science-fiction qui initialement tendait à donner un sens aux grandes modifications sociales et humaines liées aux progrès de l’informatique et des technologies de la communication. Le suffixe -punk renvoie à un imaginaire violent, destructeur, anomique : les garde-fous de la démocratie disparaissent au profit d’un libéralisme extrême, les Etats s’étiolent au profit de multinationales prises dans une guerre commerciale et parfois littérale. Le préfixe cyber- signale que dans ce contexte, les technologies liées à la cybernétique apportent le seul sens disponible : elles transforment le rapport au corps, que ce soit en l’augmentant physiquement (les prothèses cybernétiques) ou en offrant la possibilité de s’en arracher au profit d’une expérience en espace virtuel, désincarné, “l’hallucination consensuelle” que décrit William Gibson dans Neuromancien pour parler de la matrice. Dans cet environnement pessimiste, presque inhumain, l’émergence d’êtres nouveaux, des Intelligences Artificielles autonomes, est représenté avec ambivalence, aussi bien espoir d’une libération ou d’une élévation que menace d’un anéantissement final de l’humanité. Le cyberpunk a peu à peu perdu de son acuité politique pour se diluer dans un ensemble de représentations usuelles en science-fiction, rapports entre hommes et machines, humains augmentés… C’est aussi dans ce réservoir d’images et d’idées que le transhumanisme vient puiser, en les prenant au sérieux, des possibilités d’évolution humaine.

Le transhumanisme postule la possibilité d’un dépassement de l’humain, ou du moins d’une modification significative liée à la technologie. Des IA autonomes, à l’intellect exceptionnel, pourraient trouver des solutions à tous les problèmes, et en orchestrer la mise en oeuvre. Les connexions hommes-machines seraient si précises qu’il se créerait une équivalence entre les corps - permettant d’améliorer les corps (cyborgs) - et les pensées - ouvrant la possibilité de projeter sa conscience dans un environnement virtuel parfait et de télécharger sa personnalité sur un support numérique, l’une des voies vers une forme d’immortalité.

En quoi peut-on dire que les films de Matrix sont-ils issus de ces mouvements ?

Simon Bréan : ce bref aperçu de ce qu’on trouve dans le cyberpunk et dans le transhumanisme suggère déjà ce que Matrix leur doit. La portée critique de l’univers de Matrix vient avant tout de ce qu’on y prend au sérieux les postulats du transhumanisme, mais pour en montrer le danger intrinsèque : supposer une abdication du libre arbitre par les humains au profit d’une illusion gouvernée par des IA raisonnant sur un autre plan de référence, c’est tourner au tragique les espoirs du transhumanisme, en montrant à quel point une telle aspiration est délétère. Pour ce faire, les Wachowski ont su faire fructifier et populariser l’imagerie cyberpunk à laquelle leurs films donnent une grande cohérence, en la concentrant sur une opposition essentielle, entre simulation et réalité, dont l’axe suffit à reprendre les grands thèmes cyberpunk : la matrice synthétise tous les maux, outre la déconnexion d’avec le réel, la perte de sens de la démocratie, la violence des corporations, le contrôle des individus, et même la destruction de l’environnement, tandis que la résistance donne corps à tout ce qui s’y oppose.

Après la sortie de l’un de ses trois volets, Matrix  a-t-il été le précurseur d’un nouveau mouvement de science-fiction ? Dans quel(s) film(s) pourrait-on retrouver son influence ?

Simon Bréan : le succès de Matrix ne doit pas faire oublier que ces films ont rendu visible une tendance qui les englobe, plus qu’ils ne l’ont suscitée, un jeu sur les possibilités d’illusion propres au cinéma, pour faire saisir la difficulté qu’il y a à interpréter des images, toujours susceptibles d’être trompeuses et manipulées. Contemporains du premier volet, on trouve ainsi Dark City (Proyas, 1998) ou Existenz (Cronenberg, 1999), qui portent un même thème : impossible de se fier à ce que nous croyons voir et vivre. Pour autant, Matrix a certainement contribué à la concrétisation de plusieurs projets d’envergure, de Minority Report (Spielberg, 2002) à Inception (Nolan, 2010), mais en puisant dans un rapport plus ou moins direct à l’oeuvre de Philip K. Dick le moyen de prendre une distance avec l’esthétique visuelle de Matrix, au risque sinon de paraître la démarquer, tout en jouant de son thème principal, la confusion paranoïaque entre plusieurs niveaux de réel.

Credits :

- Interview Echosciences réalisé par : Audrey Lavau-Girard, programmatrice Terre des Sciences.

- Participants :

Paul Richard : enseignant-chercheur en réalité virtuelle, Université d’Angers / Polytech.

Jean-Marie Frey : professeur de chaire supérieure de philosophie en Lettres Supérieures, Lycée Bergson, Angers.

Simon Bréan : membre de la revue reS Futurae et maître de conférences en littérature française des XXe et XXIe siècles, Sorbonne Université, Paris

Daniel Tron : chercheur en littérature et cinéma de science-fiction, Université de Tours.

Pour aller plus loin :

- Réalité virtuelle : https://atlantico.fr/article/decryptage/la-realite-virtuelle-bientot-implantee-directement-dans-votre-cerveau-laurent-alexandre

- Revue reS Futurae (participation de Simon Bréan et Daniel Tron dans la revue de science-fiction) : https://journals.openedition.o...

- Philosophie (publications de Jean-Marie Frey) :

Méditations esthétiques, réflexions sur l’art et le beau, Jean-Marie Frey, Éditions M-Éditer.

Disponible ici : https://m-editer.izibookstore.com/produit/219/9782362871931

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