Mais où repose la reine Bérengère de Navarre ? Retour sur une enquête pluriséculaire

Publié par Maine Sciences, le 2 novembre 2022   770

Jean-Yves Langlois, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1er au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 15 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


C’est une belle journée d’automne 2020 à l’abbaye cistercienne royale de l’Epau. Ce monastère d’hommes, situé dans la proche périphérie du Mans, et fondé en 1229 par la reine Bérengère de Navarre, veuve du roi d’Angleterre et Duc de Normandie Richard Cœur de Lion, est abrité dans une oasis de verdure et de quiétude.

Vue en détail du pied du gisant pendant sa restauration. L’absence de bordures au pied du chien et du lion montre que le monument a été diminué en longueur, alors que celles-ci sont présentes sur les longs côtés, même si elles ont subi elles aussi des retouches importantes. Les angles rabattus sont ceux que l’on voit sur l’aquarelle de Gaignières. Cl. de Mecquenem/Inrap, Fourni par l'auteur

Dans la salle du chapitre, cependant, c’est l’effervescence : une entreprise spécialisée dans les travaux de Monuments historiques est chargée de déplacer le gisant de la fondatrice pour l’installer au milieu du chœur de l’église. À cette occasion, l’ensemble des opérations fait l’objet d’une étude archéologique prescrite par la direction régionale des affaires culturelles (SRA) des Pays de la Loire et confiée par le CD 72 à l’Inrap.

L’instant est solennel : on n’entend plus que le cliquetis des chaînes sur les palans soulevant la lourde pierre, avant de la placer sur un chariot pour être nettoyée, étudiée et restaurée. Instantanément, dans le socle en pierres supportant la dalle, apparaît le coffre en plomb reconnu quelques semaines plus tôt lors d’un sondage préalable. Longue de 1,10 m, large de 0,40 m, pour une hauteur de 0,23 m, et occupant pratiquement tout le volume intérieur, nous allons enfin savoir ce que cache cette « capsule temporelle ». En effet, la seule information dont on dispose est que le coffre a été déposé en 1988 lors de l’installation du gisant dans cette salle. Bien que l’on soit dans une civilisation de l’écrit, et que la période contemporaine ne soit pas avare en documents, cette fois-ci, les sources sont muettes.

Le coffre contenait une boîte en bois contreplaqué de mêmes dimensions. Une fois enlevé le couvercle vissé, nous avons retrouvé un sac plastique contenant des os humains, des fragments de tissus, ainsi qu’un mélange de terre et de reste végétaux, et plus loin une enveloppe au logo du Conseil général. Le tout reposait sur un drap plié qui protégeait les restes osseux d’un squelette humain rangés par ordre anatomique.

Ouverture du coffre en bois contreplaqué protégé par le coffre en plomb. Vue des ossements du squelette de la salle du chapitre. Il contenait aussi les os du coffret déposé en 1672 lors du déplacement du gisant dans le chœur de l’église. J.-Y. Langlois/Inrap, Fourni par l'auteur

Nous avions donc retrouvé l’ensemble des ossements attribués à la reine Bérengère et disparus depuis une trentaine d’années. Nous allions pouvoir réexaminer ce dossier à la lueur des méthodes et des techniques scientifiques actuelles et tenter de répondre à cette question : Bérengère figure-t-elle parmi ces restes appartenant à plusieurs squelettes ? Et pourrons-nous, sinon résoudre cette énigme, du moins écarter certains « prétendants » ?

La recherche du corps de la fondatrice mêle raisonnements et émotions. Et ce, depuis au moins la fin du XVIIe siècle.

Qui était Bérengère ?

Pour bien comprendre la situation actuelle, il nous faut retourner à l’origine de cette abbaye, et donc de la vie de Bérengère de Navarre.

Richard Cœur de Lion, Roi d’Angleterre, duc de Normandie, duc d’Aquitaine, comte de Poitiers, du Maine et d’Anjou, et fils d’Aliénor d’Aquitaine, est marié en 1191, pour des raisons géopolitiques à Bérengère, fille du roi de Navarre Sanche VI. Sur leurs presque huit ans de mariage, les deux époux ont vécu peu de temps ensemble. Un an après leurs noces, Richard est fait prisonnier au cours de la troisième croisade. Libéré deux ans après, il se rend sans Bérengère en Angleterre pour préparer la guerre contre le roi de France Philippe-Auguste. Il meurt sans héritier en 1199, lors du siège de Chalus.

Étude représentant le gisant de la reine Bérengère, dans l’ouvrage de Charles-Alfred Stothard intitulé The Monumental Effigies of Great Britain, 1817. British Library

Bérengère ne sera pas reconnue comme reine régnante. En 1204, après la prise de la Normandie et du Maine par Philippe-Auguste, elle obtient la possession du Mans et de ses alentours. Ne pouvant se faire inhumer près de son mari à l’abbaye de Fontevraud, nécropole des Plantagenêt, elle choisit de fonder l’abbaye de l’Epau, et d’y élire sa sépulture.

Un tombeau déplacé

Le temps entre l’acte de fondation de l’abbaye, 1229, et la date de son décès, le 23 décembre 1230, apparaît trop court pour que l’église soit achevée pour accueillir son corps. La question sur le premier emplacement de la sépulture de Bérengère rencontre un grand consensus chez les historiens du XIXe et du XXe siècle.

À la fin du XVIIe siècle, le tombeau royal, ainsi qu’une plaque de cuivre commémorative apposée sur un mur, sont décrits dans le chœur de l’abbatiale. Fixée sur le monument, une ardoise stipule qu’ont été déplacés en 1672 dans cet espace, le gisant, son socle, et des ossements attribués à la reine, que le tombeau a été restauré, et que son emplacement précédent n’était pas digne d’une reine. Raison pour laquelle le tombeau a été déplacé dans le chœur.

Assemblage à blanc du grand côté et d’un des petits côtés du socle du gisant. On aperçoit nettement la liaison disgracieuse entre les deux éléments, illustrant la réfection de ce monument au XIXᵉ siècle à partir des quelques éléments retrouvés dans l’église abbatiale. J.-Y. Langlois/Inrap, Fourni par l'auteur

Cette situation est magnifiquement illustrée par un dessin de 1695 provenant de la Collection Gaignières, un collectionneur d’Antiquités contemporain de Louis XIV.

Il faut attendre les années 1816 et 1817 pour avoir plus de précisions sur le contenu du tombeau. C. A. Stothard, un antiquaire anglais a retrouvé les différents éléments du tombeau dispersés dans le chœur de l’église, dont les ossements attribués à la Reine Bérengère et des tissus. Quatre os longs ont été récupérés : trois fémurs et un tibia, qui impliquent les restes d’au moins deux personnes, et au maximum de quatre. À partir de cette date, le tombeau, les restes osseux et les tissus vont connaître plusieurs translations. À la fois dans la cathédrale du Mans, puis à partir des années 1970 dans l’abbaye.

Une découverte fortuite va complètement relancer l’affaire en 1960. Une tombe, maçonnée, est mise au jour dans le chapitre. Elle abrite un squelette féminin dont le crâne porte une large blessure en forme d’étoile.

Vue générale de la cuve maçonnée dans laquelle le squelette trouvé en 1960 a été interprété comme celui de la reine Bérengère. J.-Y. Langlois/Inrap, Fourni par l'auteur

Trois taches d’oxyde de cuivre, interprétées comme la récupération d’une couronne, sont visibles sur le pourtour du crâne. La détermination de l’âge – entre 60 et 65 ans – effectuée en 1963 par J. Dastugue, médecin légiste à la faculté de médecine de Caen, correspond à la fourchette d’âge mentionnée par les historiens. Ces différents éléments incitent l’archéologue manceau Pierre Térouanne à reconnaître ces restes comme étant ceux de Bérengère. Elle aurait été inhumée dans le chapitre dont la construction aurait pu être achevée avant celle de l’église. Si les planètes semblent être alignées pour identifier ce squelette comme celui de la reine, il fallut attendre l’année 1988 pour que le gisant soit placé dans le chapitre, au-dessus de la tombe.

Le mystère s’épaissit

En 2019, la relecture du processus de fondation et l’étude architecturale de l’église remet en cause la datation de l’église, qui pourrait remonter aux années 1225. Soit quelques années avant l’acte de fondation de l’abbatiale. La venue des moines cisterciens en 1230 pourrait accréditer cette hypothèse. Dès lors, l’hypothèse que le premier emplacement de la sépulture de Bérengère ait pu être dans l’église revient au premier plan. Mais où ?

Ce coup de théâtre n’est pas sans conséquence sur l’attribution des ossements humains. Bérengère est-elle bien parmi les deux à cinq prétendants ? Et quels sont les moyens en notre possession pour répondre à cette question ?

De Bérengère, nous connaissons la date de son décès, 1230, son âge, autour de 65 ans, ses origines géographiques, naissance et vie jusqu’à son mariage en Navarre, et ensuite principalement dans la province du Maine.

Réception et premier examen rapide des os au laboratoire d’anthropologie de l’Université de Caen – Centre Michel de Boüard, Craham (UMR 6273 CNRS-Unicaen Université de Caen Normandie). J.-Y. Langlois, Inrap, Fourni par l'auteur

Les moyens actuels sont l’anthropologie physique pour la détermination sexuelle, l’âge, notamment par l’étude du cément dentaire – la détermination de l’âge, telle que pratiquée dans les années 1960 étant reconnue peu fiable actuellement –, la datation par le radiocarbone (C14), la recherche d’isotopes pouvant déterminer des aires géographiques et la génétique, par les liens familiaux, mais aussi éventuellement là aussi par des origines géographiques.

Nous ne savons pas si le mystère pluriséculaire de l’identification des restes de la reine Bérengère pourra être résolu par cette enquête pluridisciplinaire qui est en cours. En tout état de cause, la possibilité de pouvoir retravailler avec des méthodes et des technologies actuelles sur ces os retrouvés offre une belle opportunité pour pouvoir réactualiser ce dossier.The Conversation

Jean-Yves Langlois, Ingénieur chargé de recherches, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)

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